Bien que la prévention soit devenue un mantra des politiques de santé, elle reste faiblement institutionnalisée et vulnérable au court-termisme. Une étude publiée dans Social Science & Medicine (2025) montre trois blocages structurels : manque de clarté, incompatibilité avec les logiques institutionnelles et absence de capacité durable.
Cet article propose une lecture critique et des pistes concrètes pour sortir de l’impasse, avec un regard croisé sur la situation française.
On le répète à l’envi : « mieux vaut prévenir que guérir ». Le slogan est universel, facile à défendre, et rarement contesté. Pourtant, dans les faits, la prévention reste le parent pauvre des politiques de santé. Les budgets sont faibles, les actions souvent ponctuelles, et les résultats fragiles.
Une récente étude publiée dans Social Science & Medicine (Cairney et al., 2025) montre pourquoi la prévention, malgré sa popularité rhétorique, ne parvient pas à se transformer en institution solide.
Cette analyse, réalisée à partir de groupes de discussion avec des décideurs britanniques engagés dans les Integrated Care Systems (ICSs), éclaire des obstacles qui dépassent largement le Royaume-Uni.
Elle pose une question simple mais dérangeante : pourquoi, alors que tout le monde proclame l’importance de la prévention, les systèmes de santé continuent-ils d’investir surtout dans le curatif ?
3 blocages structurels de la prévention
Le premier blocage tient au manque de clarté. Parler de prévention, c’est parler d’un concept polymorphe : primaire, secondaire, tertiaire, individuelle, collective, comportementale, sociale…
Cette pluralité de sens permet de créer un consensus politique large, mais empêche de définir des priorités concrètes. Chacun y projette ses propres enjeux — réduction des inégalités, économies de dépenses, responsabilisation individuelle, régulation de l’industrie — et le résultat est une dilution des intentions. La prévention devient alors un mot-valise, plus mobilisateur qu’opérationnel.
Le deuxième blocage concerne l’incongruence avec les logiques institutionnelles.
Les bénéfices de la prévention se mesurent sur dix, vingt, voire trente ans, tandis que les calendriers électoraux ou budgétaires exigent des résultats rapides. Les organisations de santé, quant à elles, sont prises dans des logiques de performance court-termistes : réduction des listes d’attente, gestion des flux hospitaliers, maîtrise immédiate des coûts.
Dans ce contexte, investir dans des actions dont l’impact ne sera visible qu’après plusieurs législatures apparaît politiquement risqué. Même quand la volonté existe, les structures tendent à reconduire leurs habitudes, reproduisant ce que l’on connaît déjà plutôt que de miser sur des innovations en amont.
Enfin, le troisième blocage est lié au manque de capacité systémique.
La prévention est souvent financée sur des crédits spécifiques, limités dans le temps, et rarement reconduits. Les équipes locales manquent de stabilité et de moyens humains pour mener des projets de long terme. Résultat : une succession de « projets pilotes » qui démarrent avec enthousiasme mais s’éteignent faute de pérennité. L’épuisement gagne les acteurs de terrain, confrontés à ce que certains décrivent comme une véritable « initiativite ».
Un dilemme moral et pragmatique
L’étude souligne aussi un dilemme intéressant : faut-il promouvoir la prévention au nom de la justice sociale, ou au nom du retour sur investissement économique ?
Le discours moral, centré sur la lutte contre les inégalités et la défense de l’équité, touche les sensibilités mais peine parfois à convaincre les décideurs financiers.
À l’inverse, le discours économique — investir aujourd’hui pour économiser demain — peut séduire les gestionnaires, mais risque de réduire la prévention à une variable budgétaire.
En réalité, l’efficacité passe sans doute par une articulation des deux registres : montrer que la prévention est à la fois une exigence éthique et une stratégie rationnelle de long terme.
Des leçons précieuses pour la France
Dans notre article sur la stagnation des maladies non transmissibles, nous soulignons que les progrès mondiaux ralentissent depuis 2010, même dans les pays à hauts revenus.
La France se distingue par des avancées certaines entre 1990 et 2019 — espérance de vie en hausse, DALYs en baisse — mais elle n’échappe pas à la même tension.
Les maladies chroniques invalidantes (santé mentale, troubles musculo-squelettiques) persistent, les inégalités sociales et territoriales s’aggravent, et la prévention reste sous-financée et marginale dans les politiques publiques.
Pour les auteurs de l’étude : le problème n’est pas technique, il est politique et institutionnel. Si la prévention ne décolle pas, ce n’est pas faute de savoir quoi faire, mais faute de créer les conditions pour le faire de manière continue, claire et durable.
Comment sortir de l’impasse ?
Plusieurs pistes émergent de cette analyse critique :
- Distinguer la prévention santé et la prise en charge des comportements /l’évitement des maladies non transmissibles : l’une éduque et informe pour l’adhésion aux dépistages et informe sur les grandes guidelines, l’autre accompagne et réduit les risques.
- Clarifier le langage et les priorités : définir des cibles concrètes (réduction du diabète de type 2, lutte contre les cancers évitables, santé mentale des jeunes).
- Institutionnaliser la prévention : intégrer des objectifs contraignants dans les financements, comme cela a été fait au Royaume-Uni pour la santé mentale avec le Mental Health Investment Standard.
- Mobiliser la santé numérique intelligemment : utiliser les données pour cibler les populations les plus vulnérables, suivre les résultats, et éviter les projets gadget qui accentuent les fractures numériques.
- Désigner des responsables identifiés : si la prévention est l’affaire de tous, elle doit aussi être pilotée par une entité et non plus morcelée.
- Associer moral et pragmatique : valoriser l’évitement des maladies comme un impératif de justice sociale tout en démontrant son efficacité économique à long terme.
Conclusion
La prévention reste aujourd’hui une promesse fragile, plus affirmée dans les discours qu’ancrée dans les institutions. L’étude britannique publiée dans Social Science & Medicine nous rappelle que les obstacles sont connus, mais trop souvent contournés par des déclarations générales. Pour la France comme pour d’autres pays, la question n’est plus de savoir s’il faut prévenir, mais de savoir comment rendre la prévention incontournable, mesurable et durable.
Sans cette ambition politique forte, nous continuerons à répéter qu’il vaut mieux prévenir que guérir, tout en guérissant trop tard.