Un article publié dans The Conversation propose une modélisation pédagogique de l’effort physique, à travers trois phases – avant l’effort (anticipation et coût perçu), pendant l’effort (optimum d’économie/dépense) et après l’effort (récompense, justification).
Cette approche intuitive permet de repenser la promotion de l’activité physique. Toutefois, pour un public académique, il convient d’examiner de façon critique : (1) ce que cette modélisation apporte réellement en tant que cadre explicatif ; (2) si des mesures d’« attrait de l’effort » (c’est‑à‑dire la réponse affective à l’effort) existent et sont opérantes ; (3) ce que cette réflexion ouvre comme perspectives pour d’autres domaines de santé.
Ce que retient l’article de base
L’article identifie les principaux freins à l’engagement dans l’activité physique :
- L’anticipation négative (peur de l’effort, coût perçu),
- La dépense pendant (la tendance à optimiser/éviter l’effort),
- La récompense après (sentiment d’accomplissement, justification cognitive du coût)
Il propose donc une stratégie en trois temps pour encourager l’activité : réduire le frein d’entrée, rendre l’effort « acceptable » ou optimisé pendant, valoriser après.
Ce type de cadre est utile pour structurer des campagnes ou des interventions de promotion. Mais en tant que spécialiste des comportements de santé, on doit interroger : est‑ce suffisant ? Est‑ce nouveau ? Est‑ce opérationnel ?
« Attrait de l’effort » : que disent les données ?
Définitions & fondements théoriques
L’expression « attrait de l’effort » renvoie ici à la réponse affective à l’effort physique : comment la personne perçoit‑elle l’effort, en termes de plaisir, d’aversion, d’énergie ou de fatigue.
Plusieurs travaux suggèrent que cette dimension affective est un médiateur clé entre l’effort initial et l’engagement à long terme dans l’activité physique.
Par exemple, l’article « Affective response to physical activity as an intermediate phenotype » argue que « feeling good vs bad during PA » peut expliquer une variance importante dans le comportement physique futur.
Preuves empiriques majeures
Quelques résultats saillants :
- Une revue systématique (Can the Affective Response to Exercise Predict Future Motives and Physical Activity Behavior? A Systematic Review of Published Evidence, 24 études) conclut qu’une réponse affective positive pendant un exercice d’intensité modérée est reliée à davantage d’activité physique ultérieure, tandis que l’affect après l’exercice a une relation nulle.
- Une étude en vie réelle (EMA) de 82 adultes a montré que sentir « plus énergique » pendant l’activité était associé à plus de minutes de MVPA à 6 et 12 mois, et une moindre affect négatif pendant à plus de MVPA à 12 mois.
- Une étude longitudinale (115 adultes) montre que la réponse affective pendant l’activité varie selon la phase de changement (pré‑action, action, maintien) : par exemple, le positif pendant l’effort est plus élevé en phase « préaction » qu’en phase « action».
- Concernant l’intensité prescrite vs auto‑choisie : chez des adolescentes, l’effort auto‑choisi engendre une réponse affective plus positive et un RPE (perception d’effort) plus faible que l’effort prescrit.
- Une méta‑analyse très récente (2024) sur 103 études montre que l’exercice aigu améliore l’humeur générale (Hedges’s g = 0.336), réduit l’anxiété (g = 0.497) et les symptômes dépressifs (g = 0.407) après une séance d’exercice.
Interventions ciblant l’affect et l’effort
- Une méta‑analyse (What Intervention Techniques Are Effective in Changing Positive Affective Variables and Physical Activity? A Systematic Review and Meta‑Analysis, 2021) identifie quelles techniques de changement comportemental modifient les « variables affectives positives » (PAVs) et l’activité physique. Elle montre que certaines techniques (ex : planification d’action, soutien social, feedback) peuvent améliorer PAVs et PA, mais avec hétérogénéité importante.
- Concernant d’autres domaines que l’activité physique : une revue systématique « Can positive psychological interventions improve health behaviors? » trouve que les interventions de psychologie positive (optimisme, gratitude, forces personnelles) sont liées à des améliorations de comportements de santé (activité, alimentation).
- Pour la santé mentale/adhésion : une revue « Interventions to improve mental help‑seeking behaviours in individuals with depressive symptoms » constate que les interventions améliorent les intentions d’aide mais pas systématiquement le comportement d’aide recherché (OR = 1,67). l
Analyse critique
- Bien que les données montrent qu’une réponse affective positive pendant l’effort est liée à l’engagement futur, peu d’interventions l’ont spécifiquement ciblée comme mécanisme central. Le plus souvent, l’effort est modifié via l’intensité ou le mode, mais l’étude explicite de « faire aimer l’effort » reste rare.
- La relation entre « affect pendant » et maintien à long terme est documentée mais faiblement quantifiée pour les effets d’intervention (vs corrélation).
- Les mesures d’affect sont encore variées, souvent en laboratoire, avec un biais de population (volontaires, déjà actifs).
- Dans d’autres champs (santé mentale, adhésion thérapeutique), la translation de cette logique est théoriquement séduisante, mais empiriquement encore modeste. Exemple : même si l’intention d’aide s’améliore, le comportement ne suit pas nécessairement.
Implications pour la conception d’interventions
La défi de définir l’effort : neurosciences, psychologie sociale et implications transversales
La notion d’« effort » est loin d’être uniforme : ce qui apparaît comme un simple travail physique ou cognitif recouvre en réalité une expérience subjective complexe, façonnée par des facteurs moteurs, cognitifs, contextuels et sociaux.
Une récente revue dans le champ des sciences de l’exercice souligne que la « perception de l’effort » (« perceived exertion ») peut être décrite comme « a cognitive feeling of work associated with voluntary actions ». Cependant, cette définition reste floue car elle intègre également des sensations autres que l’effort stricto sensu (fatigue, douleur, inconfort).
Du côté des neurosciences, une étude récente a montré que la perception de l’effort lors d’une tâche isométrique (lever une colonne de force) dépendait non seulement de la force exercée, mais aussi de l’échec de la tâche, de la stabilité de la force, et de la fatigue accumulée : autrement dit, l’expérience de l’effort vient de multiples facteurs cognitifs et physiques.
Ces résultats indiquent qu’il ne suffit pas de mesurer la dépense (force, durée) : la perception de l’effort est modulée par l’anticipation, l’issue, l’état émotionnel, la cohérence motrice.
En psychologie sociale, la dimension intersubjective se révèle également : l’effort perçu des autres influence notre propre évaluation (par exemple : dans deux expériences sur 462 participants, le temps pris par un agent était le principal indicateur perçu d’effort cognitif).
Cela montre que l’effort est aussi un objet social : sa reconnaissance, sa valeur, ses normes influent sur sa perception et sa valeur symbolique.
Ainsi, selon le domaine :
- « Effort » en activité physique : on a longtemps mesuré l’intensité, la durée, la fréquence. Mais la perception (« Ça m’a paru très dur ») est influencée par l’état de fatigue, le contexte (individuel ou collectif), l’autonomie dans l’effort.
- En santé mentale : l’« effort psychologique » (participer à une thérapie, faire des exercices de pleine conscience) est souvent moins tangible, la « valeur de l’effort » moins clairement perçue, et la récompense moins immédiate. Cela rend la définition et la mesure de l’effort encore plus délicates.
- En addiction ou changement de comportement : l’effort d’abstinence, de suivi thérapeutique, ou de réduction de consommation engage à la fois des composants cognitifs, émotionnels et comportementaux. Le coût ressenti peut être très élevé, mais sa mesure repose souvent sur des indicateurs indirects (retenue de la consommation, adhérence).
Cette complexité implique trois implications clés :
- Il faut diversifier les mesures : non seulement durée/intensité, mais aussi réponse affective, anticipation, échec perçu, stabilité moteur ou psychologique.
- Les interventions doivent adapter l’effort perçu : réduire l’inconfort subjectif, augmenter la compréhension de l’effort comme utile, et valoriser symboliquement l’effort pour changer sa perception sociale.
- Lorsqu’on transpose le concept d’« effort » à des domaines autres que la pure activité physique, il faut redéfinir l’effort dans ce contexte : effort cognitif, émotionnel, normatif, statutaire — et en intégrer les dimensions sociales (reconnaissance, statut, collectif) et neurocognitives (fatigue, anticipation, récompense).
En somme, définir et mesurer l’effort ne relèvent pas simplement d’un paramètres mécanique ou quantitatif : c’est un construct complexe, intégrant perception, contexte, socialisation, et changement de valeur. Pour des interventions en santé comportementale, c’est une dimension qu’il faut systématiquement intégrer.
Mesures
- Incorporer des mesures d’affect en direct (ex : Feeling Scale) dans les interventions, pour ajuster l’intensité afin de maximiser la réponse affective positive.
- Tester des protocoles d’effort auto‑choisi ou modulable pour voir s’ils augmentent l’affect positif et donc l’adhésion (comme l’étude chez les adolescentes l’indique).
- Utiliser des stratégies de psychologie positive ou de « valorisation de l’effort » (feedback, gamification, reconnaissance sociale) pour renforcer l’« attrait de l’effort ». Les revues sur interventions affirment le potentiel mais appellent à des études plus robustes.
Limites et recommandations de recherche
- Besoin de RCTs conçus pour tester l’augmentation de l’affect positif pendant l’effort (et non seulement l’effort lui‑même).
- Suivi à long terme (>12 mois) des effets sur le maintien de l’activité ou du comportement.
- Diversification des populations (faible motivation initiale, milieux socio‑économiques défavorisés).
- Standardisation des mesures d’affect (valence, arousal) et intégration dans les modèles de modération/médiation.
- Traduction vers d’autres domaines avec adaptation du type d’effort (mental, thérapeutique) et des récompenses (affectives immédiates).
Conclusion
En tant que spécialiste des comportements de santé, on peut retenir que :
- L’article de The Conversation expose un cadre utile mais pas suffisant pour saisir la complexité de l’engagement à l’effort.
- L’« attrait de l’effort », compris comme la réponse affective à l’effort, apparaît comme un mécanisme prometteur et partiellement documenté.
- Il existe des preuves corrélationnelles solides – par exemple, que plus on se sent énergique pendant l’effort, plus on est actif à 6/12 mois.
- Mais les preuves d’intervention ciblant cet affect positif restent limitées.
- Il est raisonnable de viser non pas à faire aimer l’effort de façon abstraite, mais à le rendre acceptable, valorisé, agréable, en jouant sur l’intensité, l’autonomie, la récompense sociale.
- Enfin, la transposabilité de ce modèle à d’autres comportements (ex : santé mentale, adhésion thérapeutique) est conceptuellement plausible mais devra être empiriquement validée.
Bibliographie
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